page précédente | sommaire



INTRODUCTION


Plus que jamais, le développement et la qualité de vie d?une nation dépendront de son niveau culturel et scientifique, lui-même largement dépendant de la valeur de son enseignement supérieur.

Or, aujourd?hui - en Europe comme partout ailleurs dans le monde - cet enseignement est confronté à trois chocs majeurs : la croissance de la demande de savoir, la diversification des disciplines à enseigner et le renchérissement de l?enseignement.

Parallèlement, dans tous les pays et tous les aspects de l?activité humaine, s?est mis en mouvement un processus de mondialisation du marché dont la dynamique est essentiellement positive dans de très nombreux secteurs de l?activité humaine. Si elle était appliquée à l?éducation, elle conduirait à la mise en place d?un modèle mondial d?enseignement supérieur standardisé, dans lequel l?Etat s?effacerait et le marché modèlerait les cursus et les carrières. Dans ce modèle extrême, qui n?est encore qu?en gestation, les universités deviendraient comme des entreprises à la recherche de "clients" - des élèves solvables, sans distinction de nationalité - et en concurrence sur le marché mondial pour attirer les meilleurs "facteurs de production" - les professeurs et les financements - en vue de maximiser les "profits" - c?est-à-dire leurs moyens de développement. Dans ce modèle (où l?enseignement supérieur cesserait d?être une charge pour la collectivité pour devenir une source de profit pour des entreprises), l?émulation et la concurrence joueraient à tous les niveaux. Les étudiants auraient à financer eux-mêmes leurs études, par les ressources de leurs familles, en empruntant aux banques ou même sur les marchés financiers, qui investiraient demain sur des étudiants prometteurs comme ils investissent aujourd?hui sur des entreprises innovantes.

Dans les pays où une telle évolution ira à son terme, c?est-à-dire là où le marché régira l?enseignement supérieur, son budget diminuera, puisqu?il ne tiendra plus compte des besoins collectifs mais seulement de la demande privée solvable. On assistera alors, comme sur le marché de tout bien de consommation, à une distinction croissante entre produits de haut de gamme et produits de masse, c?est-à-dire à une hiérarchisation par l?argent de l?offre d?enseignement supérieur. En haut, des pôles d?excellence attirant, sur la base d?une sélection très sévère, les étudiants de qualité et solvables, les capitaux et les enseignants, venus du monde entier. En bas, un enseignement de masse, plus ou moins correct, de plus en plus mal financé. On verra ainsi se cumuler, de génération en génération, les acquis culturels du groupe social privilégié et s?aggraver les inégalités face au savoir. De plus, seuls les mieux formés auront alors accès aux nouvelles technologies, qui bouleverseront la nature des savoirs et les façons d?apprendre. On verra les universités se détourner de certaines de leurs missions de recherche fondamentale - celles qui ne pourront nouer des liens avec le privé -, éliminer les enseignements de disciplines trop coûteuses et sans débouchés immédiats et dépendre de plus en plus pour leurs activités non rentables du mécénat d?entreprises plus ou moins désintéressées. Dans certains pays, des systèmes de bourses - ou au moins une assistance aux jeunes de milieux défavorisés pour leur permettre de trouver du travail pendant leurs études - compenseront, au moins en partie, ce que ce système aura d?extrêmement inégalitaire.

Cette logique est déjà à l??uvre dans de nombreux pays : un enseignement de luxe - coûteux sauf pour quelques étudiants repérés parmi les meilleurs - y prend ses distances à l?égard d?un service public de moins en moins compétitif ; les enfants des élites y sont de mieux en mieux formés et de plus en plus coupés de ceux des autres groupes sociaux.

Si cette évolution, encore balbutiante à l?échelle de la planète, devait se concrétiser en France, elle balayerait tous les fondements de la République. En particulier, l?égalité d?accès au service public de l?enseignement, qui en est un des principes majeurs, ne serait plus assurée. La France, dans sa nature même, serait remise en cause.

On n?en est pas encore là : la mondialisation de l?économie de marché, fort bénéfique dans de très nombreux secteurs de l?économie, n?a pas touché l?enseignement supérieur français. Cependant, il semble particulièrement menacé par de telles perspectives, car il s?est depuis longtemps, pour des raisons tout à fait étrangères à la logique du marché, divisé en deux sous-ensembles : universités et grandes écoles, distinction qui n?existe dans aucun autre pays d?Europe et qui pourrait fort bien préparer et accélérer, si l?on n?y prenait garde, la dualité dont le marché est porteur.

Pour préserver sa nature et sa qualité, pour se préparer à affronter ces nouveaux défis, l?enseignement supérieur français devra donc se réformer profondément et vite. Il lui faudra se mettre en situation de pouvoir répondre aux besoins de formation en permanence, intégrer l?apport de nouvelles technologies et créer des institutions efficaces et économes des deniers publics. Il lui faudra aussi accepter une compétition maîtrisée, une émulation scientifique et pédagogique entre établissements d?enseignement. Il lui faudra surtout réduire l?extraordinaire fossé qui s?est creusé récemment entre les groupes sociaux dont les enfants monopolisent le meilleur de l?enseignement supérieur et les autres, qui en seront de plus en plus irréversiblement exclus

De plus, il ne saurait suivre un cours durablement différent de celui de ses partenaires européens ni des autres dimensions de la construction européenne : on ne peut avoir à la fois une libre circulation des marchandises, des capitaux, des personnes, des idées, permettant à chacun d?exercer son métier là où il l?entend, et maintenir une situation où il n?est même pas possible de comparer la valeur des diplômes délivrés par les universités des pays membres de l?Union Européenne, nécessaires à l?exercice de ces métiers : il ne pourra y avoir d?Europe de l?Emploi sans Europe de l?Education.

Sans uniformiser leurs systèmes, les pays d?Europe devront décider d?une certaine harmonisation des cursus et des diplômes et définir un modèle européen spécifique, ni bureaucratique ni asservi au marché. Lui seul aura la taille nécessaire pour maitriser la mondialisation et promouvoir les valeurs propres à un continent où fut, pour la première fois dans l?histoire moderne, établie une université.

page précédente | sommaire